Cinéma
La Passion de Jésus-Christ selon Mel Gibson
Pour exprimer la densité du récit évangélique de
la Passion de Jésus, il faudrait l'austérité monastique
de Robert Bresson ou la puissance évocatrice de Jean-Luc Godard. Gibson,
c'est tout l'inverse des évangiles : un peplum sadique, morbide et sanguinolent,
souventes fois insoutenable. Estomacs fragiles, s'abstenir. Le tact dans l'évocation
de la souffrance, la sobriété dans les détails, le poids
de symboles aussi discrets que lourds de sens, ce n'est pas le genre de ce film.
Et si encore il était habité d'une sorte de souffle épique…
mais non. Les flots de la bassesse et de l'hémoglobine recouvrent tout.
Et l'on se prend à penser à "Pulp Fiction", ce film
primé à Cannes voici quelques années déjà
et qui étalait en gros plans éclaboussés de sang le délire
d'une violence in-sensée. Pourquoi la même "hénaurme"
outrance aujourd'hui, et à propos de Jésus ? La figure prophétique
de l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir sans ouvrir la bouche est
certes assez bien rendue par le contraste entre l'acharnement des bourreaux
et les attitudes du supplicié, ainsi que par les flash-back remplis de
confiance sereine et d'humanité ; la performance n'est pas nulle…
Mais pourquoi diable cet acharnement complaisant dans les détails de
l'horreur ?
Si l'on a voulu rendre la foi des premiers chrétiens, ceux qui ont produit
les récits des évangiles, c'est d'une ambiguïté folle.
Plus que doloriste, c'est malsain. Si l'on a simplement voulu faire un spectacle
racoleur de plus, c'est trop. Si l'on a voulu faire frémir d'horreur
admirative à la pensée de tout ce que Jésus a pu endurer
pour nous, c'est "le" malaise. Ce ne sont pas les souffrances et la
mort de Jésus qui "sauvent", c'est la manière dont il
les a vécues. Ou alors Dieu est un grand sadique et la chance de sa vie
est d'être tombé sur un Fils masochiste ! Alors ?…
Alors, comme dans toute expression artistique (car c'en est une : tout est
magnifiquement filmé, serait-ce dans le style hollywoodien), c'est peut-être
au regard du spectateur de poursuivre la création du cinéaste
en donnant à l'œuvre son sens ultime. L'étalage grand-guignolesque
du sang et du corps déchiqueté, pantelant, tordu par la douleur,
la description complaisante du sadisme des tortionnaires posent question à
force d'outrance.
A l'image du fameux crucifié de Matthias Grünenwald dans le retable
d'Issenheim, qui sait si ce carnage d'humanité en images ne nous renverrait
pas en pleine figure une obscénité de nos media ? et, plus encore,
le délirant engrenage des violences qui entraîne notre monde dans
un maelström de chairs déchiquetées et dégoulinantes,
dans un cyclone d'inhumanité ?… Tout ce sur quoi nous préférons
tellement nous voiler pudiquement la face. Ce ne serait pas la première
fois, dans l'art actuel, que la figure de Jésus crucifié deviendrait
le symbole, le paradigme de la monstrueuse inhumanité de l'homme envers
l'homme.
Comment se fait-il que le seul à rester débordant d'humanité
dans le délire des forces du Mal et de la Mort soit celui que rien ne
parvient à empêcher de regarder l'autre comme un frère,
y compris quand il se laisse emporter dans ce délire… celui dont
le regard intérieur reste indéfectiblement tourné vers
une Autre Présence, celle de ce "Père" pourtant inexplicablement
passif ?… Comment se fait-il que son humanité commence à
déborder chez Pierre et chez Nicodème, chez Marie et les "saintes
femmes", chez Jean, chez Simon de Cyrène et chez le "bon larron",
chez quelques spectateurs anonymes aussi. "Nuit et brouillard" posait
la question de l'homme et du silence de Dieu. En version hollywoodienne, peplum
- et pourquoi pas! - il se pourrait que Mel Gibson nous ensevelisse dans la
même question et qu'il nous donne à percevoir en plus l'ébauche
d'une réponse… Son film, alors, serait tout autre chose qu'un flot
d'hémoglobine racoleur porté par une diabolique habileté
dans la promotion publicitaire.
Ce qui me fait pencher vers cette lecture, ce sont ces instants fugaces où
l'on se surprend à laisser émerger en soi les trognes dont Jérôme
Bosch entourait la face du supplicié, ou des airs de la sublime "Passion
selon saint Matthieu" de Jean-Sébastien Bach. Et puis, surtout,
il y a ce fantastique très gros plan sur le visage du crucifié
mourant. On croit d'abord voir une icône ou même une "sainte
face" romane, voire un Rouault ; là, on passe au-delà du
pur émotionnel. Mais aussitôt un zoom arrière nous ramène
dans l'atrocité de l'écorché sanguinolent. N'empêche...
En fallait-il davantage pour nous inviter à tout re-voir autrement ?
Mel Gibson nous aurait-il plongés avec tant d'apparente complaisance
dans l'abject pour nous faire toucher, entrevoir plutôt, l'indicible d'un
mystère ? Mystère de l'homme en sa violence délirante.
Mystère de celui qui est venu l'habiter jusqu'au bout de son énigmatique
humanité. Mystère d'une indicible lumière brillant jusque
au-dedans de nos ténèbres (voir Jean 1/5)…
Sans doute le génie propre de Pedro Almodóvar, qui sait si bien
capter dans nos bas-fonds des trésors d'humanité, se prêterait-il
mieux à une "Passion" plus intériorisée, et
tout compte fait, plus authentique. Mais peut-être Mel Gibson nous a-t-il
donné, dans son registre, un film de grand poids…
Jacques Teissier
Arts - Cultures Foi de la délégation de Nimes
Site créé par NPousseur